Brûler, tout simplement

Voir et revoir des images, des traces de son passé : un coin de bibliothèque, l’emplacement d’un meuble dans un appartement quitté depuis longtemps, une table basse encombrée de livres et de cahiers, le cadre noir d’une fenêtre fermée sur la nuit, etc.

Voir et revoir toujours les mêmes ; c’est forcer le sillon, c’est admettre que de volonté on peut choisir un certain sens à son passé, sélectionner les résidus de sensations éprouvées, les regards jetés sur les petits détails pas si insignifiants de la vie.

Mais on peut aussi décider de faire place nette et de tout jeter au feu parce que ce qui n’existe plus n’a pas d’importance et que de regarder brûler du papier est agréable, tout simplement.



Vision de nuit


Une boule noire
au fond de l’océan
qui rayonne
sans frontière
et m’environne
conscience totale
de la solitude
et de l’ampleur
du monde.


La nuit se vit comme la solitude et le silence ; immuable puis se dissipe.

Quand l’esprit regarde la nuit noire, elle ne lui cache rien.


Rien ne peut éclairer la nuit. Ni la bougie, ni la lampe, ni le feu, ni le projecteur, ni le phare, rien au monde ne peut faire que la nuit disparaisse.

Vouloir éclairer la nuit ce n’est pas assumer sa peur. Accepter la nuit pour ce qu’elle est, absence de lumière, c’est apprendre à voir autrement qu’avec les yeux.



Envie de départ

Il avait comme des envies d’évasion. Partir, il était convaincu que c’était ce qu’il lui fallait mais où aller ? Fallait-il y aller seul ? Devait-il amener son amie avec lui ? D’ailleurs laquelle choisir ? Accepteraient-elles ? Après une bonne heure de réflexion, il était assis à la terrasse d’un café qui donnait directement sur une vitrine d’agence de voyage, il ne savait toujours pas où il en était.

De retour au bureau, il croisa d’abord Édith. Il lui fit un sourire auquel elle ne répondit que trop timidement, sûrement préoccupée qu’elle était par l’absence de réponse de son fils parti la veille en Albanie. Il croisa ensuite Marie, qui n’avait pas la tête à ça, mais qui prit malgré tout le temps d’échanger quelques mots sans intérêt. Puis vint le tour de Lætitia, sa collègue directe. Elle ne parlait jamais pour ne rien dire, ce qui ne déplaisait pas à Antoine (qui ne supportait toujours pas son prénom, 31 ans après). Il s’ouvrit à elle sans cérémonie. Elle leva brièvement la tête, rajusta son bustier et répondit d’une voix blanche : “Vous plaire, ne me déplaît pas, Antoine.” Ils se remirent à calculer, têtes baissées sans vraiment voir les virgules. Le soir tout était rentré dans l’ordre.



Mais ça me tue

J’ai l’impression que dans cette cage, je n’ai plus aucune vivacité d’esprit. Je n’y suis que l’ombre, que la vapeur, que le souvenir à demi-effacé de quelqu’un que j’aurais pu être.

Je sens en moi, profondément, ce quelque-chose qui me déchire. Je n’arrive pas à me plier à d‘autres formes. Je ne comprends pas le plan, tout ce qui est attendu de moi. Je n’y arrive qu’en rêves et sans douleur car je peux rêver au dénouement, à la réussite sans avoir subi les épreuves, sans avoir goûté à ces souffrances, que je m’impose au nom de quoi ? Je n’ai pas la structure du perroquet ou celle de la marionnette. Pourquoi m’entêtai-je toujours à me le faire croire ? J’aime me nourrir de la pensée, des idées, mais je n’ai pas l’étoffe de ces techniciens que j’aime tant lire. Je casse les moules. C’est ainsi. Je n’y peux rien ; je crois avoir beaucoup tenté pour devenir souple mais ça me tue. Et je ne veux pas encore mourir.



Rêve d’onde

C’est sur cette route que tout se passe, là où trois corneilles se lassent le bec en terre. Il pleut un air brûlant qu’on voudrait étouffer avec de grandes feuilles de figuier, le fouetter avec l’ombre dense d’un noyer.
Tout est à sec, jusqu’au plus profond des puits et au-delà des sources. Il n’y a plus d’idées, plus de sève, que la morsure douloureuse du soleil plantée dans la peau craquelée et dans la croûte qui fend.
Pourtant, hors de vue, les eaux montent sèches et sourdes à la plainte des étendues qu’elles engloutissent de leur immensité salée. Il n’y a de place que pour ces déserts de poussière et d’eau qui se font face et s’étendent comme les interminables côtes de Namibie et d’Angola.
De cette lutte précipitée gicle l’écume, flaccide et vague vapeur de gouttelettes fines qui excave l’alcool de quelques arbres bleus et la silhouette des femmes à pipe ronde.

Mise au jour d’une loche à pavillon

Au Cap d’Agde, avril 2014. Au bout du ponton, un ballon et une enveloppe verte contenant le texte suivant.

[Voici une lettre surprenante que j’ai reçue le 22 avril 2014 et que son auteur, inconnu de moi, me supplie de publier.]

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LETTRE DE THOMAS BOGIER

Dole, le 18 avril 2014

Bonjour,

Je m’appelle Thomas Bogier, né le 30 mars 1965 à Sarlat. Vous pouvez vérifier. Je n’y ai vécu que deux ans. Mon père nous a ensuite emmenés, ma mère et moi, successivement à Lorient (1967-72), Bourges (mai 72 – juin 75) et Amiens (75 à 79), où ils sont morts tous les deux (lui en 2005, à 70 ans, elle en 2007, à 76 ans).

Je suis parti en 79 en pension à Paris, où j’ai suivi une formation universitaire pour devenir ornithologue comme mon père René Bogier, spécialiste des oiseaux de la Baie de Somme, et mon grand-père Louis-Ferdinand, référence internationale en la même matière sur les côtes algériennes (mort avec sa femme en 1960 dans une embuscade dans l’arrière-pays algérois). Je vous donne tous ces détails pour que vous puissiez vérifier mon identité.

J’ai toujours travaillé en indépendant, d’abord quelques mois en Camargue puis rapidement, je me suis installé dans la Brenne pour étudier la faune ornithologique des étangs. J’y suis depuis 1991.

Par mesure de discrétion, je ne vous dirai pas où j’habite, seulement où je loge en ce moment où vous pouvez m’écrire en poste restante à Dole où je passais quelques jours de vacances avant que ne m’arrive cette malédiction qui explique ce courrier rédigé à la hâte, sur une table de café.

Je sens que les regards pèsent sur moi. Je me sens observé, même épié. Ma découverte attise les convoitises et je crains le pire pour ma vie. C’est pourquoi je vous supplie de faire paraître les quelques pages de carnet que je joins à ma lettre en espérant que le tout ne soit pas intercepté.

Croyez-moi, je ne suis pas fou. J’ai seulement besoin de votre aide.

Je croyais pouvoir tout garder pour moi mais, depuis le 12 avril, je ne cesse de perdre un peu plus pied chaque jour, pourtant je suis sûr qu’une fois la nouvelle parue au grand jour, je serai à nouveau libre de mener à bien mes recherches.

Sincèrement à vous,

Thomas Bogier

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Notes du carnet de Thomas Bogier

(page 1)

mais voilà que rien ne semble évident. Bref, j’ai repris ma clé et suis retourné dans ma chambre.

12 avril 2014, samedi. Lays s/ le Doubs.
Il est un peu plus de six heures. Mon affût est prêt. J’ai choisi les bords du Doubs, à l’écart de Lays, juste avant le pont. Le soleil va bientôt se lever. J’attends en buvant du café brûlant.

9h45. Vu grèbes huppées, bruant proyer.
10h50. Troglodyte mignon et quelques fauvettes à tête noire.
11h20. Entend l’œdicnème criard.
12 heures. Je sors de ma cachette et remballe. Je ne me sens pas très bien. Il fait trop chaud. Pas de trace de la gorge-bleue à miroir ni hirondelles des rivages. Vu un couple de cygnes, des vaches et des canards. Si un bruant jaune.
13h30. Tout est rangé, j’ai mangé mais ne me résous pas à partir. Je vais me promener mains dans les poches et me reposer un peu.

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(page 2)
17h50. Ce que je viens de voir est impensable ! Pourquoi n’ai-je pas pris mon appareil ? Quel imbécile ! Et maintenant elle est introuvable. Je ne peux que la dessiner. Qui me croira ? Il faut que je la retrouve. Elle ne peut pas être seule.

C’est une limace, longueur de 17 cm environ, tigrée (de la même famille que la grande limace grise, Limax Maximus ?).

Je n’ai jamais rien vu de pareil. Elle a une bouche en forme de pavillon, comme l’embouchure d’une trompette ou d’un trombone et elle coulisse grâce à ce qu’on pourrait appelé un bourrelet extenseur. C’est à dire que sa partie antérieure (sa queue) s’introduit dans le manteau, puis l’avant du corps glisse sur le sol et la limace avance autant qu’elle s’étend. Elle coulisse, s’arque-boute littéralement. Et à nouveau la queue s’enfonce dans le manteau.

C’est in-

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(page 3 – illustration)

croyable à voir. Elle semble se déplacer plus vite que les limaces connues. Peut-être dépasse-t-elle les quinze ou vingt mètres par jour.

Je l’ai vue se nourrir. Il semblerait qu’elle soit phytophage et plus précisément opophage. Elle est montée sur la tige d’un pissenlit (pas plus de 5 à 7 centimètres au-dessus du sol) et en a sucé le suc pendant vingt bonnes minutes. Après cela, elle est redescendue laissant une tache noirâtre sur le lieu de la succion. C’est à ce moment-là,

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(page 4)
que j’ai entendu un son étrange. Je me suis penché vers elle et j’ai entendu comme une note de musique. À chaque mouvement de contraction et d’extension, la limace émet un son avec son pavillon. C’est, oui, c’est une note de musique expirée puis inspirée.

Peut-être est-ce un élément qui entre en compte dans la parade amoureuse. J’imagine les deux individus échangeant des notes, se répondant, composant en duo à mesure de l’enroulement de leur corps qui les conduira à se reproduire, modulant les notes en articulant leur pavillon. Le morceau se terminerait, pavillon contre pavillon, par la plus impalpable et la plus juste des musiques intérieures. Cette limace, en plus d’être hermaphrodite, pourrait être poétique.

Mais il faut que je lui trouve un nom.

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C’est une Limax : acquis. Limace à coulisse ? A pavillon ? La coulimace, le coulimaçon. La limace qui coulisse en produisant du son. Très bien, ce sera coulimaçon !

Limax Illapsus ? Mon latin est trop hasardeux. Je verrai plus tard.

Oui, c’est un croisement parfait entre une limace et un trombone à coulisse.

Il faut que je retrouve mes esprits et que je protège ma découverte. Personne ne doit savoir avant que j’aie terminé mon étude, établi des preuves sérieuses et irréfutables.

Je veux tout savoir sur elle, sa vitesse de déplacement, son régime alimentaire (et
la composition de ses excréments, sorte de coulis vert et gluant), sa place dans la chaîne alimentaire, sa gamme et ses capacités de chant, sa reproduction (méthode, combien d’œufs, période avant éclosion), sa longévité, son habitat, sa population, pourquoi ici ?

Pourquoi personne ne les a mentionnées avant moi ? Personne ne doit savoir avant

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(Page 6)
que je ne sache tout et que le lieu ne soit pris d’assaut par une cohorte de malacologues lubriques.

Mirage étoilé

Lorsque, fatigué, je lève les yeux au ciel,

Allongé sur mon tapis de mousse,

Je pense aux traces d’étoiles lointaines

Dont la lumière anime la nuit.

Elles scintillent comme un souvenir insaisissable.

J’imagine en rotation autour d’elles

Des planètes de sable qui se dissipent

Dès que mon regard tente de les saisir.

Dans ce grand traité des lois de l’espace,

J’ai la sensation d’un incommensurable vide.

L’hors cosmos de la bête

Entre les colonnes, la créature s’acharne. Elle dépèce sa victime à coups de dents, les mains plongées dans les chairs, fouillant les organes à la recherche de vie.

Elle a cru le narval ailé et sa suite angéolée. Pourtant, toujours enracinée dans son labyrinthe, elle nage dans le sang caillé et les excréments acides de la peur.

Une petite musique lancinante meuble l’espace de son crane et habille toutes ses pensées d’ambre et d’espoir. C’est une chanson qui parle de miel, de coutumes ancestrales, de falaises et de sémaphores. Il est des temps brûlants et d’autres hurlants mais pour quelques heures c’est le calme. Les entrées sont entravées, la nuit est tombée sur le soir. Les mouches ne sont plus si bruyantes sur les carcasses faisandées. Il est possible à nouveau de rêver, d’envisager les cendres autrement que par leur relent gris-de-ruine. De dormir dans les braises jusqu’à l’éveil d’une faim nouvelle et l’appel de meurtres en cohorte qui rallumeront le phare de la dévastation.

Oui, il est temps déjà d’oublier les poètes et de se jeter dans le tumulte d’une action sans fin, de s’enivrer jusqu’au dégoût, jusqu’à se perdre et oublier ; jusqu’au cri qui soudain électrise et brise ce mouvement que l’on ne savait pas accomplir.

Libre jusqu’à la mer

Elle marche lentement dans la rue à demi-vide. Il est midi et son corps n’oublie rien de la nuit passée. Au détour d’une rue, ce coin où la boulangerie fait face aux articles de la grande côte (magasin de vrac et occasions en tous genre), elle l’aperçoit au loin. C’est trop tôt. Elle n’est pas prête, elle n’a pas encore tout assimilé alors vite, elle tourne ses pas dans la ruelle qui tout de suite descend comme une cascade vers la mer. Elle accélère son pas petit à petit, au rythme des battements de son cœur, emportée par sa légèreté et cette envie irraisonnée de goûter seule les plaisirs partagés, de laisser son corps s’en emplir encore, de s’abandonner au souvenir du toucher de cette peau, de cette bouche, de ce sexe, de se laisser prendre par lui sans réserve de l’instant. La pente l’entraîne, elle et ses pas sont de petits tressauts rapides subjugués par la caresse du vent sur la peau de ses cuisses, de ses bras et de son visage tout entier aux lèvres humides et aux oreilles sourdes à tout autre mouvement que cet air qui la fouette doucement jusqu’au retour brutal du soleil, tout en bas, au contact de la route et de ses trottoirs bondés d’animaux inattentifs. Elle souffle, libre jusqu’à la mer.

Nicolas Boissier. Le 10 Juin 2020.